Entrevue : Alexandre Deshaumes

J’aime me laisser “happer” par une sensation indicible naturellement présente dans le lieu et le moment.

Depuis plus de vingt ans, Alexandre Deschaumes façonne une œuvre à la croisée de la contemplation, de l’imaginaire et du monde naturel. Son regard s’attache moins à documenter qu’à traduire des états intérieurs, des tensions invisibles, des instants de grâce ou de trouble.Dans cet échange, il revient avec une grande générosité sur sa manière d’aborder le paysage, les paradoxes du “sauvage” contemporain, la mémoire, l’éthique, les doutes, et cette recherche constante d’un équilibre entre intensité émotionnelle et justesse formelle.


Comment se prépare une expédition dans des régions aussi reculées que celles que tu explores ?

Je pense que, dans un premier temps, je peux dire que je ne vais pas dans des régions spécialement si reculées que ça. J’ai fait beaucoup de voyages entre 2009 et 2019, avant d’avoir ma fille. C’est vrai même quand on pense à la Patagonie : certes, c’est le bout du monde, de vastes étendues, mais la logistique est super simple, il y a tout sur place, beaucoup de trekkeurs, surtout ces dernières années, vu que c’est devenu un classique instagrammable. Même s’il y règne un vrai dépaysement et une magie esthétique certaine, ce n’est pas ce que j’appellerais “reculé” d’un point de vue logistique comme peuvent l’être, par exemple, les territoires du Nord-Ouest canadien ou autres. Il y a en général des infrastructures et des sentiers marqués. Et là où je vis, en Haute-Savoie, où je fais la plupart de mes sorties (plusieurs chaque semaine, toute l’année, tout le temps), c’est très urbanisé. Alors oui, moi, j’aime globalement chercher des recoins plus sauvages, et il y en a,, explorer hors sentier, j’adore ça, mais cela reste relativement toujours proche de la civilisation.

Bien sûr, au fin fond du Mustang en 2017 ou dans les forêts primaires au Japon en 2019, sur de longues marches de plusieurs jours, il y a beaucoup de sensations de sauvage. Mais il y a toujours une forme d’organisation : des guides, des sentiers, ce sont des lieux régulièrement visités. Il n’y a pas “rien”. Il me faut juste, en termes de matériel, avoir assez de batteries ou de moyens de les recharger, c’est le problème principal si l’on parle uniquement technique.

Les étendues immensément sauvages et profondes me font rêver, mais je n’ai malheureusement pas la solidité mentale pour m’y confronter à ce point.

L’anxiété profonde que j’ai pu connaître laisse des marques et une certaine fragilité sur le plan psychique. Il m’est peut-être plus “naturel” de ressentir fortement et de voir ce que d’autres ne voient pas, mais en contrepartie, je peux m’abîmer facilement si je ne m’écoute pas.

Comment définis-tu ta place dans les paysages que tu traverses ?

Je me vois comme un observateur curieux et esthète qui, pour son égoïsme de quête personnelle probablement, dérange quelque peu les écosystèmes traversés.

Qu’est-ce qui capte ton attention en premier quand tu arrives sur un lieu ? Et comment sens-tu qu’une image est “juste” ?

J’aime me laisser “happer” par une sensation indicible naturellement présente dans le lieu et le moment. Ça se joue sur de multiples facteurs subtils et complexes qui m’échappent en partie : lumière du moment, sensation de pureté, de féerie ou de démesure, d’angoisse. Je suis très sensible à l’ambiance, et elle peut m’affecter de trop, ce qui me pose problème. Dans le viseur ensuite, il y a souvent de la frustration, mais aussi de l’émerveillement si les réglages fonctionnent bien avec la scène. Ça se traduit par… harmonie des formes et des teintes, sensation d’équilibre des masses d’ombre et de lumière dans le cadre. En fait, j’espère le sursaut émotionnel qui vient “connecter” à quelque chose de fort chez moi. Quand c’est très fort, ça semble “juste”, et avec cela vient une confiance, comme une conviction que, si ça me fait quelque chose à moi, ça risque de le faire à d’autres en partage.

C’est “au-delà” de la technique, sauf que, paradoxalement, c’est cette même technique qui permet à la connexion de se faire, par une précision, une décision d’interprétation…

Quels types de présence, visibles ou invisibles, influencent ta manière de photographier ?

Effectivement, cela semble être un mélange entre le visible et l’invisible qui se produit.

Le visible parle de lui-même, sauf qu’il parle à chacun différemment et va venir toucher davantage telle ou telle personne pour des raisons diverses qui lui appartiennent. Et l’invisible… j’aime l’idée qu’en effet, il y ait toute une dimension non discernable qui nous influence et nous permette de venir toucher plus profondément les choses. Sauf que sur ce point, je reste perplexe et je n’y comprends pas grand-chose.

Je dois être une sorte d’agnostique rêveur. Je n’ai aucune preuve, aucun fondement rationnel pour croire à une présence supérieure ou à une force invisible, mais parfois, certaines intuitions, des sensations diffuses ou des coïncidences troublantes éveillent en moi cette possibilité. Je sais qu’elles sont probablement biaisées, issues de mon imaginaire ou de mon besoin de sens… mais je les accueille sans y croire vraiment. Juste assez pour que le mystère reste vivant.

Qu’est-ce qui t’interroge dans la façon dont on regarde ou représente le “sauvage” aujourd’hui ?

Le “sauvage” est un élément marketing puissant, comme beaucoup d’autres aujourd’hui. Beaucoup sont là à le chercher, moi y compris, et il y a tout un business à chaque fois pour permettre aux gens d’aller le vivre. C’est en quelque sorte rempli de paradoxes qui sont, si on les regarde bien, à la fois compréhensibles sur le plan logique, mais également malaisants. Il y a une sorte d’absurdité que j’ai du mal à définir.

D’ailleurs, notre rapport au sauvage, le fait de s’y trouver, de le ressentir, est plutôt intime. Mais on s’en sert en général pour le partager au monde ensuite, via les réseaux sociaux le plus souvent. Il peut être une sensation pure pour nous-mêmes mais devient quasiment tout le temps un élément que l’on met en scène pour se donner de l’importance, faire réfléchir ou vendre quelque chose… De l’intime suprême, il devient “utilitaire”, et on passe de l’un à l’autre sans problème. Moi, je trouve qu’il y a une dissonance intérieure étrange et malaisante, voire absurde, qui traîne dans le fond.

Comment ton regard sur la nature a-t-il évolué au fil des années ?

Je pense qu’au début de ma quête photographique (les années 2000), j’avais une vision plutôt naïve et très fortement rêveuse, imprégnée de romantisme, même au prix d’un rendu particulièrement kitsch, car il me fallait bricoler et “tordre” le réel pour que ça me fasse suffisamment rêver. En fait, la nature ne m’intéressait pas “vraiment”, c’était surtout un moyen d’exprimer mes choses. En particulier, la mélancolie, l’incompréhension du monde, la frustration. Mais j’évoluais là-dedans sans comprendre ni connaître quoi que ce soit. Connaître le milieu n’était, et n’est toujours pas, d’ailleurs, un prérequis pour faire des images intéressantes.

J’ai vécu un grand chamboulement intérieur, et tout mon monde doit en quelque sorte se reconstruire. Je pense qu’aujourd’hui, j’arrive davantage à voir cette nature telle qu’elle est, et, de ce fait, à m’y intéresser, à comprendre comment tout cela fonctionne. Et c’est curieux, car j’ai un émerveillement grandissant pour mes petites découvertes. Et je “vois” des milliers de choses que je ne voyais pas avant. C’est ça qui est aussi intéressant dans la photographie de nature : elle permet une lecture sur des centaines de plans différents.

J’ai une phase compliquée en termes d’évolution “artistique”, car je dois trouver mon chemin pour garder l’émotion “habitée” et rêveuse qui m’a défini jusque-là, tout en me permettant une vision plus sobre, plus naturelle, sans pour autant qu’elle ne devienne ennuyeuse ou trop banale.

Que représente pour toi le fait de photographier quelque chose qui, parfois, disparaît peu après ?

Un témoignage important, voire thérapeutique, qui m’évite d’oublier ce que je traverse.

Comment ton rapport au paysage s’est-il transformé avec le temps ?

Au départ, il était instinctif, totalement imprécis, grossier, mais émotionnellement vivant. Puis il y a eu la tentative de comprendre et de progresser. J’ai voulu que ce soit net, qu’on voie mieux les détails, car ma vision s’est affinée. J’ai réussi plus ou moins, mais le résultat était un peu vide et froid. Ensuite, j’ai atteint un équilibre intéressant, avec un émotionnel également qualitatif. Lorsque les artifices de rendu sont trop exubérants et caricaturaux, ça a tendance à m’ennuyer (montagnes étirées, contrastes excessifs, couleurs trop fortes), même s’il faut bien avouer que ce sont eux qui raflent les likes sur les réseaux (et donc une partie du business avec…). Et dernièrement, j’ai une nouvelle phase d’exploration technique et matérielle pour “aller plus loin”, sauf que c’est assez dérangeant et je perds facilement l’émotionnel à nouveau. En me relisant, je remarque que je ne suis pas sûr d’avoir répondu à la question.

Est-ce qu’il t’arrive de ressentir une tension entre esthétique et éthique dans ta démarche ? Si oui, peux-tu nous en raconter une ?

Oui, je pense que je vis deux principales tensions intérieures en rapport avec l’éthique :

Même si je fais de plus en plus attention, et que je voyage beaucoup moins, il y a un certain malaise à partir trop souvent à l’autre bout du monde, même si c’est pour mon travail (travail / passion). Et même sur place, dans la nature, sortir des sentiers, écraser tout sur son passage, s’approcher trop près de certains animaux… c’est gênant aussi parfois.

L’autre point, c’est dans le domaine de la retouche. À la fois, j’ai été connu à travers le film La quête d’inspiration, et ce que ça véhicule, c’est tout de même l’aventure dans un réel avec de l’ambiance. Et à la fois, je suis aussi à cheval sur le naturel et le surnaturel, du fait d’une forte imprégnation onirique, du moins dans mes images des années 2010-2017. Donc j’ai parfois eu recours à des modifications un peu plus avancées, comme par exemple replacer une silhouette légèrement sur l’image pour que ça équilibre mieux la composition. C’était plutôt rare, et je me suis éloigné de ces méthodes, mais ça fait ressortir un genre de trahison de ce qui est vécu sur le moment. Même si… il y a des degrés d’éloignement du réel, et je n’étais pas très loin sur cette échelle non plus.

Je préfère témoigner du réel aujourd’hui, même si j’aimerais qu’il soit toujours suffisamment habité d’une forme de rêverie personnelle.

Dans ces deux exemples, on observe le même type de tiraillement. La tension vient du fait qu’on peut accéder à un plus fort impact émotionnel grâce à une composition plus parfaite, au détriment de quelque chose d’autre. C’est énervant, mais il y a probablement un équilibre à trouver.

Quelles sont les conditions qui rendent une image difficile, voire impossible, à capturer ?

Les contraintes suivantes :

  • Conditions météo trop difficiles (projection d’eau, orage, tempête, froid)
  • Trop d’éléments confus qu’on n’arrive pas à simplifier dans une harmonie lisible, alors que la sensation en vrai est bonne
  • Anxiété dévorante ne permettant pas de continuer à rester dans le lieu ou à poursuivre
  • Positionnement trop chaotique pour atteindre la composition
  • Contraintes matérielles et techniques pour obtenir la précision requise

Quelle place prend la mémoire dans ton travail, une fois l’expédition terminée ?

Sur place, j’ai toujours envie de raconter dans un blog, d’écrire, de documenter, de filmer, tout… Car c’est beaucoup d’émotions à contenir. Mais une fois rentré, je n’arrive plus bien à me remettre dedans et raconter comme je voulais. Il faut le faire sur place, mais c’est trop d’énergie dont on manque dans l’intensité des moments, ou alors directement au retour, mais bizarrement l’énergie change. Certaines images retranscrivent bien le feeling, mais d’autres non, et sans les images, je ne me souviendrais pas de grand-chose. Souvent, j’ai l’impression de prendre autant d’images car je manque de mémoire.

Qu’aimerais-tu que l’on ressente ou que l’on perçoive en regardant tes images ?

J’aimerais que l’on se sente connecté émotionnellement à l’endroit, dans sa majesté puissante ou bien dans une sensation plus intimiste faisant écho à quelque chose de personnel fort pour nous, comme une nostalgie, une espérance ou une fascination.

Qu’est-ce qui t’appelle en ce moment dans ta pratique artistique ? Y a-t-il une forme, une émotion ou une quête qui prend plus de place qu’avant ?

Je suis dans une période bizarre où je teste beaucoup de choses techniquement et où je tente aussi de changer de matériel. Pour essayer d’aller plus loin, de faire autrement, car je fais énormément de sorties et je peux assez vite me lasser ou me saturer. La période est bizarre aussi car tout ce qui est trop abstrait, expérimental, trop original, trop flou, trop “artistique” justement, peut m’agacer… Comme si c’était un artifice séducteur derrière lequel on pouvait tout se permettre. Également, le minimalisme m’ennuie : j’ai besoin de l’inverse, de quelque chose de complexe, comme un foisonnement multiple avec différents niveaux de lecture. J’aimerais pourtant que, malgré la complexité sous-jacente, on puisse également avoir une lecture simple et forte. Sans les artifices habituels qui marchent bien, quelque chose de sobre et moins prétentieux qui, d’une façon intemporelle, relie chacun de nous.

C’est beaucoup plus difficile, et d’ailleurs je note que je n’y arrive pas vraiment (… ). Alors le reste du temps, sur 95 % des photos restantes, je documente, j’apprends, et je m’entraîne…